> littérature > récit > publié à la Radio tchèque, le 23 Novembre 2017, section Radio Praha en français
Une sortie d’un livre de Milan Kundera est toujours un événement en République tchèque. Il n’en va pas autrement pour Le Livre du rire et de l’oubli, publié fin octobre aux éditions tchèques Atlantis. Bien que rédigé il y a plus d’un quart de siècle, le roman sort pour la première fois dans le pays d’origine de l’auteur naturalisé français. Avec un brin de nostalgie, ses compatriotes constatent que c’est apparemment la dernière fois que Milan Kundera s’adresse à eux, en tchèque et en prose.
« C’est un roman sur le rire et sur l’oubli, sur l’oubli et sur Prague, sur Prague et sur les anges, » écrit Milan Kundera. Dans sa note d’auteur qui accompagne la version tchèque du Livre du rire et de l’oubli, l’auteur précise qu’il a commencé à écrire ce roman en 1975, à l’époque où lui et sa femme s’apprêtaient à quitter la Tchécoslovaquie pour la France. Il l’achève au cours de ses premières années d’exil, à Rennes. Suite à la publication de la version française du roman chez Gallimard, en 1979, les autorités communistes lui retirent la citoyenneté tchèque.
En 1981, Le Livre du rire et de l’oubli paraît en tchèque, mais à Toronto, aux éditions en exil Sixty-Eight-Publishers. A l’automne 1989, peu avant la Révolution de velours, le premier roman que Milan Kundera a rédigé en exil, ce roman qui traite, selon ses propres paroles, de sa « nostalgie de la Bohème », tombe entre les mains d’un jeune Tchèque, Josef Brož, qui y retrouve quelque part son propre vécu. Renvoyé de la Faculté des lettres de l’Université Charles, Josef Brož a poursuivi ses études en France. De retour en République tchèque, il est aujourd’hui journaliste et traducteur. Josef Brož se souvient de sa découverte du Livre du rire et de l’oubli :
« Je l’ai lu à Paris, place Vendôme… Je l’ai lu avec beaucoup de plaisir, mais également avec beaucoup d’inquiétude et de tristesse. C’était au moment où j’ai quitté la Tchécoslovaquie. Le sujet de son livre est proche de mon expérience personnelle. J’ai vécu moi moi-même ‘le rire de l’histoire’ : j’ai quitté la Tchécoslovaquie peu avant le grand changement politique en novembre 1989. Après ce changement, je suis resté à l’étranger. La question de l’oubli, comme quelque chose qui vous échappe et qui vous poursuit en même temps, était aussi très présente dans ma vie, car j’ai laissé mes amis en Tchécoslovaquie. J’en ai eu d’autres à Paris, mais… j’ai senti que pour moi, ‘la vie était ailleurs’, pour reprendre le titre d’un autre roman de Kundera. A l’époque, ‘le rire et l’oubli’ représentaient pour moi aussi l’autodérision, la plaisanterie de l’histoire. Cette première lecture du roman a été décidément un moment fort et nostalgique pour moi. »
Le Livre du rire et de l’oubli est un roman en forme de variations (à l’instar des variations musicales de Beethoven). Il est composé de sept histoires qui paraissent indépendantes au premier abord, mais qui sont une variation sur un thème central, qui sont aussi, pour citer Kundera « comme les différentes étapes d’un voyage qui conduit à l’intérieur d’un thème, à l’intérieur d’une pensée, à l’intérieur d’une seule et unique situation ».
J’ai connu beaucoup de Tamina en France…
Parmi les personnages du livre, on trouve Kundera lui-même dans ses récits autobiographiques, on y trouve la belle serveuse Tamina, une expatriée à l’Ouest qui n’est finalement liée à son passé, et à son identité, que par les souvenirs de son mari défunt ; on y trouve aussi le dissident Mirek qui tente d’effacer son passé pour sauver son avenir ; on y trouve aussi Kristýna, Markéta ou Karel, qui vivent eux aussi leurs aventures et drames intérieurs, sans oublier les poètes célèbres qui se rencontrent dans des bistros pragois ou encore ces foules d’anonymes qui célèbrent les assassinats politiques et dansent jusqu'à s'élever dans le ciel. Mais c’est Tamina que Milan Kundera a placée sur le devant de la scène. Josef Brož :
« Nous avons beaucoup parlé de ce personnage avec mes amis, avec ceux notamment qui ont émigré en 1968, vingt ans plus tôt que moi. En fait, j’ai rencontré beaucoup de Tamina en France… Par exemple une actrice, Olga Jirousková, incarnait à mes yeux ce personnage, c’était aussi une femme forte qui s’est battue pour survivre, ce qui n’était pas évident dans son métier ! Bien sûr, dans le personnage de Tamina, il y a plusieurs femmes qui se rencontrent, il s’agit plutôt d’une projection de femme, ce qui est typique pour Kundera.
Pour lui (et c’est une critique de ma part vis-à-vis de l’auteur), les femmes n’existent pas vraiment, ce ne sont pas des personnages réels, elles représentent une projection de sa vision et de son plaisir. Tamina, c’est aussi le rêve d’une femme… On pourrait même penser que Kundera n’a pas connu de Tamina en France et que c’est par envie de la rencontrer qu’il a créé ce personnage. Parmi les exilés, il existe beaucoup de lâcheté : ils veulent s’adapter, réussir à tout prix leur nouvelle vie. Toutes les femmes ne sont pas serveuses comme Tamina, il y en a qui se prostituent, d’autres qui se marient à n’importe qui…
Personnellement, j’ai aimé beaucoup plus le personnage de Mirek, un des alter-ego de Kundera. Il réfléchit sur son passé, sur l’époque où ‘les Tchèques ont dansé en rond’ pour mettre à l’honneur le régime communiste. Pour moi, ce livre porte essentiellement sur le thème de mauvaise conscience. J’aime beaucoup la façon sont Kundera affronte, dans ce livre, son propre passé communiste. »
Avare de ses apparitions en public, Milan Kundera ne donne pas d’interviews et s’il voyage en République tchèque, c’est toujours incognito, une manière de se comporter que certains Tchèques qualifient « d’exagérée et de théâtrale ». Comme le constate le critique Ondřej Horák dans les pages du quotidien Lidové noviny, « Milan Kundera est sans aucun doute une personnalité qui dépasse le milieu tchèque. Ce dernier a du mal à l’accepter et vice-versa : il semble que Kundera, lui-aussi, ait du mal à accepter cette difficulté de compréhension qu’il suscite dans son pays. »
Le président de l’oubli et l’idiot de la musique
Ainsi, la récente parution du Livre du rire et de l’oubli soulève des questions qui resteront probablement sans réponse : des questions relatives aux modifications que Milan Kundera a apportées par rapport à la version originale du roman, publiée en 1981 au Canada. Josef Brož :
« Dans la version du roman qui vient d’être publiée en République tchèque, Milan Kundera ne mentionne plus Gustav Husák, le président communiste de l’époque (président tchécoslovaque de 1975 à 1989, ndlr), ni le chanteur populaire Karel Gott. Dans la première version, Kundera appelle Husák ‘le président de l’oubli’, tandis que Gott est pour lui ‘l’idiot de la musique’. A l’origine, Husák était lié à l’une des orientations principales du roman, avec une histoire racontée au tout début du livre : Kundera y parle d’une photo du putsch communiste de février 1948, où l’on voyait le dirigeant communiste Gottwald et à ses côtés l’homme politique slovaque Clementis. Ce dernier avait prêté à Gottwald son chapeau. Accusé plus tard de trahison, Clementis a été exécuté et effacé de cette photo officielle. La seule trace de lui est ce chapeau sur la tête de Gottwald. Cette intrigue avait été développée dans le sixième chapitre du roman, mais dans la ‘nouvelle version’, on ne trouve pas la suite.
Je trouve assez étrange, voire choquant le fait d’avoir supprimé un des leitmotivs du roman. Evidemment, en tant qu’auteur, Kundera peut toucher à ce qu’il veut dans ses livres. Mais pourquoi n’a t-il pas modifié aussi la version française ? Dans l’édition de la Pléiade, son roman reste tel qu’il l’a écrit à la fin des années 1970. Il se peut aussi que Kundera veuille faire parler de lui. Mais où se place-t-il finalement ? N’est-il pas, lui aussi, l’auteur de l’oubli ? Je trouve cela un peu dommage. »
Dès décembre 1989, Milan Kundera s’était attelé à préparer avec la maison d’édition Atlantis de Brno, sa ville natale, la sortie à intervalles réguliers de l’ensemble de ses romans écrits en tchèque. Vingt-huit ans plus tard, la publication du dernier de ses romans permet donc de refermer la boucle. Il n’empêche que toute une partie de l’œuvre de Milan Kundera demeure inaccessible aux lecteurs tchèques dans leur langue maternelle : depuis les années 1990, le célèbre auteur écrit uniquement en français et se refuse à faire traduire ses œuvres en tchèque.
Une sortie d’un livre de Milan Kundera est toujours un événement en République tchèque. Il n’en va pas autrement pour Le Livre du rire et de l’oubli, publié fin octobre aux éditions tchèques Atlantis. Bien que rédigé il y a plus d’un quart de siècle, le roman sort pour la première fois dans le pays d’origine de l’auteur naturalisé français. Avec un brin de nostalgie, ses compatriotes constatent que c’est apparemment la dernière fois que Milan Kundera s’adresse à eux, en tchèque et en prose.
« C’est un roman sur le rire et sur l’oubli, sur l’oubli et sur Prague, sur Prague et sur les anges, » écrit Milan Kundera. Dans sa note d’auteur qui accompagne la version tchèque du Livre du rire et de l’oubli, l’auteur précise qu’il a commencé à écrire ce roman en 1975, à l’époque où lui et sa femme s’apprêtaient à quitter la Tchécoslovaquie pour la France. Il l’achève au cours de ses premières années d’exil, à Rennes. Suite à la publication de la version française du roman chez Gallimard, en 1979, les autorités communistes lui retirent la citoyenneté tchèque.
« Je l’ai lu à Paris, place Vendôme… Je l’ai lu avec beaucoup de plaisir, mais également avec beaucoup d’inquiétude et de tristesse. C’était au moment où j’ai quitté la Tchécoslovaquie. Le sujet de son livre est proche de mon expérience personnelle. J’ai vécu moi moi-même ‘le rire de l’histoire’ : j’ai quitté la Tchécoslovaquie peu avant le grand changement politique en novembre 1989. Après ce changement, je suis resté à l’étranger. La question de l’oubli, comme quelque chose qui vous échappe et qui vous poursuit en même temps, était aussi très présente dans ma vie, car j’ai laissé mes amis en Tchécoslovaquie. J’en ai eu d’autres à Paris, mais… j’ai senti que pour moi, ‘la vie était ailleurs’, pour reprendre le titre d’un autre roman de Kundera. A l’époque, ‘le rire et l’oubli’ représentaient pour moi aussi l’autodérision, la plaisanterie de l’histoire. Cette première lecture du roman a été décidément un moment fort et nostalgique pour moi. »
Le Livre du rire et de l’oubli est un roman en forme de variations (à l’instar des variations musicales de Beethoven). Il est composé de sept histoires qui paraissent indépendantes au premier abord, mais qui sont une variation sur un thème central, qui sont aussi, pour citer Kundera « comme les différentes étapes d’un voyage qui conduit à l’intérieur d’un thème, à l’intérieur d’une pensée, à l’intérieur d’une seule et unique situation ».
J’ai connu beaucoup de Tamina en France…
Parmi les personnages du livre, on trouve Kundera lui-même dans ses récits autobiographiques, on y trouve la belle serveuse Tamina, une expatriée à l’Ouest qui n’est finalement liée à son passé, et à son identité, que par les souvenirs de son mari défunt ; on y trouve aussi le dissident Mirek qui tente d’effacer son passé pour sauver son avenir ; on y trouve aussi Kristýna, Markéta ou Karel, qui vivent eux aussi leurs aventures et drames intérieurs, sans oublier les poètes célèbres qui se rencontrent dans des bistros pragois ou encore ces foules d’anonymes qui célèbrent les assassinats politiques et dansent jusqu'à s'élever dans le ciel. Mais c’est Tamina que Milan Kundera a placée sur le devant de la scène. Josef Brož :
« Nous avons beaucoup parlé de ce personnage avec mes amis, avec ceux notamment qui ont émigré en 1968, vingt ans plus tôt que moi. En fait, j’ai rencontré beaucoup de Tamina en France… Par exemple une actrice, Olga Jirousková, incarnait à mes yeux ce personnage, c’était aussi une femme forte qui s’est battue pour survivre, ce qui n’était pas évident dans son métier ! Bien sûr, dans le personnage de Tamina, il y a plusieurs femmes qui se rencontrent, il s’agit plutôt d’une projection de femme, ce qui est typique pour Kundera.
Pour lui (et c’est une critique de ma part vis-à-vis de l’auteur), les femmes n’existent pas vraiment, ce ne sont pas des personnages réels, elles représentent une projection de sa vision et de son plaisir. Tamina, c’est aussi le rêve d’une femme… On pourrait même penser que Kundera n’a pas connu de Tamina en France et que c’est par envie de la rencontrer qu’il a créé ce personnage. Parmi les exilés, il existe beaucoup de lâcheté : ils veulent s’adapter, réussir à tout prix leur nouvelle vie. Toutes les femmes ne sont pas serveuses comme Tamina, il y en a qui se prostituent, d’autres qui se marient à n’importe qui…
Personnellement, j’ai aimé beaucoup plus le personnage de Mirek, un des alter-ego de Kundera. Il réfléchit sur son passé, sur l’époque où ‘les Tchèques ont dansé en rond’ pour mettre à l’honneur le régime communiste. Pour moi, ce livre porte essentiellement sur le thème de mauvaise conscience. J’aime beaucoup la façon sont Kundera affronte, dans ce livre, son propre passé communiste. »
Avare de ses apparitions en public, Milan Kundera ne donne pas d’interviews et s’il voyage en République tchèque, c’est toujours incognito, une manière de se comporter que certains Tchèques qualifient « d’exagérée et de théâtrale ». Comme le constate le critique Ondřej Horák dans les pages du quotidien Lidové noviny, « Milan Kundera est sans aucun doute une personnalité qui dépasse le milieu tchèque. Ce dernier a du mal à l’accepter et vice-versa : il semble que Kundera, lui-aussi, ait du mal à accepter cette difficulté de compréhension qu’il suscite dans son pays. »
Le président de l’oubli et l’idiot de la musique
Ainsi, la récente parution du Livre du rire et de l’oubli soulève des questions qui resteront probablement sans réponse : des questions relatives aux modifications que Milan Kundera a apportées par rapport à la version originale du roman, publiée en 1981 au Canada. Josef Brož :
« Dans la version du roman qui vient d’être publiée en République tchèque, Milan Kundera ne mentionne plus Gustav Husák, le président communiste de l’époque (président tchécoslovaque de 1975 à 1989, ndlr), ni le chanteur populaire Karel Gott. Dans la première version, Kundera appelle Husák ‘le président de l’oubli’, tandis que Gott est pour lui ‘l’idiot de la musique’. A l’origine, Husák était lié à l’une des orientations principales du roman, avec une histoire racontée au tout début du livre : Kundera y parle d’une photo du putsch communiste de février 1948, où l’on voyait le dirigeant communiste Gottwald et à ses côtés l’homme politique slovaque Clementis. Ce dernier avait prêté à Gottwald son chapeau. Accusé plus tard de trahison, Clementis a été exécuté et effacé de cette photo officielle. La seule trace de lui est ce chapeau sur la tête de Gottwald. Cette intrigue avait été développée dans le sixième chapitre du roman, mais dans la ‘nouvelle version’, on ne trouve pas la suite.
Je trouve assez étrange, voire choquant le fait d’avoir supprimé un des leitmotivs du roman. Evidemment, en tant qu’auteur, Kundera peut toucher à ce qu’il veut dans ses livres. Mais pourquoi n’a t-il pas modifié aussi la version française ? Dans l’édition de la Pléiade, son roman reste tel qu’il l’a écrit à la fin des années 1970. Il se peut aussi que Kundera veuille faire parler de lui. Mais où se place-t-il finalement ? N’est-il pas, lui aussi, l’auteur de l’oubli ? Je trouve cela un peu dommage. »
Dès décembre 1989, Milan Kundera s’était attelé à préparer avec la maison d’édition Atlantis de Brno, sa ville natale, la sortie à intervalles réguliers de l’ensemble de ses romans écrits en tchèque. Vingt-huit ans plus tard, la publication du dernier de ses romans permet donc de refermer la boucle. Il n’empêche que toute une partie de l’œuvre de Milan Kundera demeure inaccessible aux lecteurs tchèques dans leur langue maternelle : depuis les années 1990, le célèbre auteur écrit uniquement en français et se refuse à faire traduire ses œuvres en tchèque.
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